Point de bascule (tipping point)
Comment notre cerveau appréhende-y-il le monde qui nous entoure ?

De quoi parle-t-on ?

Le point de bascule est une expression imagée qui peut être illustrée avec un exemple simple.

Prenons le cas d’une assiette posée au bord d’une table et qu’un enfant malicieux commencerait à pousser petit à petit, qu’observerait-il ?

Dans un premier temps, rien ! Mais poussé par le goût de l’expérience, il poursuit son entreprise. Sans surprise, vient le moment de l’impulsion de trop. L’assiette vit ses derniers instants et enchaine les cabrioles avec panache avant de partir en confettis avec fracas.

L’enfant vient de découvrir ou de se convaincre que les conséquences de ses actes ne sont pas toujours proportionnelles à ses actions. Le monde qui nous entoure se diviserait donc en deux avec :

  • des phénomènes apparemment linéaires (les conséquences sont proportionnelles aux causes) ;

  • des phénomènes non linéaires.

Comment notre cerveau s’accommode-t-il de cette partition ?

Un monde linéaire, c’est facile !

Vous invitez vos voisins, vous serez deux fois plus nombreux autour de la table… il suffit de faire deux fois plus à manger !

Votre voiture consomme 8 L de carburant aux 100 km et vous devez parcourir 200 km, vous devez disposer de 2x8 = 16 L de carburant pour votre trajet.

C’est un monde où la règle de 3 s’applique. Notre cerveau fonctionne en Mode mathématiques. La rationalité nous guide.

image : https://www.kartable.fr/

Un monde non linéaire, c’est autre chose. Comment savoir si ma prochaine action conduira à une catastrophe ? On peut apprendre.

Après avoir cassé plusieurs assiettes, peut-être qu’on finira par savoir s’arrêter au bon moment. Mais si je change le modèle d’assiette ou de table… Bref, la multiplication des expériences peut permettre de développer une forme d’intuition qui peut être relativement efficace. Sans s’en rendre compte, notre cerveau vient de basculer dans un autre Mode de fonctionnement que l’on pourrait qualifier de psychologique.

 

Licence CC BY-SA 4.0 Image adaptée d'une illustration de XChrysisX

Pour s’en convaincre, faites l’expérience autour de vous. Vous allez rencontrer des prudents (pessimistes ?) qui préfèrent ne pas pousser trop loin l’assiette pour être « sûrs ». Vous aurez aussi les ultra-confiants qui ne sauront pas résister à la poussée de trop. On retrouve ici les mécanismes à l’œuvre dans les jeux d’argent, avec cette même question : « quand faut-il s’arrêter ? ». Ce dernier exemple montre bien à quel point un monde non linéaire met notre cerveau en difficulté.

Le climat est à cheval sur ces deux fonctionnements.

Si l’on prend l’énergie stockée dans l’atmosphère et les océans, il semblerait qu’elle soit proportionnelle à la quantité de gaz à effet de serre. Il est ainsi possible de prévoir l’évolution de la température moyenne à la surface de la Terre en fonction de nos émissions.

Par contre, les phénomènes météorologiques sont des phénomènes non linéaires. On a coutume de parler de l’effet papillon pour décrire ce comportement. Ainsi, les battements d’ailes d’un papillon pourraient déclencher un ouragan à des milliers de kilomètres de celui-ci. Cette affirmation, bien que difficile à admettre, est compatible avec le monde non linaire de la météorologie. Dès lors, prévoir le temps qu’il fera dans plusieurs jours, même avec des outils performants, reste une prouesse !

Nous voilà prêt à aborder le cœur de cet article.

Pourquoi les humains ont-ils autant de difficultés à changer de comportement face aux changements climatiques ?

Souvenez-vous de l’assiette posée au bord de la table. Certains pensent que l’assiette ne peut pas tomber. On appelle cette position le déni. D’autres bloqués dans une compréhension linéaire du monde s’imagineraient que l’assiette se casse au fur-et-à-mesure qu’on la pousse. Mais cette compréhension, supposée, du monde se heurte alors au réel : l’assiette est cassée ou ne l’est pas !

Et il y a tous ceux qui ont accepté le caractère non linéaire du phénomène, mais qui ont leur propre perception de la situation par rapport au point de bascule.

Quand d’aucuns s’imaginent être au seuil de la catastrophe, d’autres pensent en être encore loin.

Qui a raison ? Ce qui est certain, c’est que si l’on continue à pousser l’assiette, elle finira pas tomber !

Le comportement humain collectif : linéaire ou non linéaire ?

Les sociologues se sont penchés sur cette question !

Les premiers travaux célèbres sont ceux de Morton Grodzins (1917-1964) au début des années 1960.

Dans un contexte très précis, il a mis en évidence qu’un changement progressif, appliqué à tout un groupe, restait sans effet tant qu’il touchait moins de 10% du groupe. Puis passé un seuil entre 10 et 20%, c’est tout le groupe qui réagissait.

Le terme de point critique sociodynamique est parfois employé pour décrire cet effet de groupe.

Plus récemment, Malcolm Gladwell a également contribué à l’étude de ces phénomènes sociaux. Il base sa théorie sur l’observation des épidémies et il développe son argumentation autour de l’idée de contagion.


“Les épidémies sociales fonctionnent exactement comme les épidémies de maladies. Elles sont déclenchées par les actions d’une poignée de gens qui se distinguent nettement de la masse par leur sociabilité, leur énergie, leurs connaissances ou leur influence.”

Le marketing utilise ces connaissances pour mettre en place les conditions qui permettront d’atteindre le point de bascule le plus efficacement possible et c’est ainsi que les effets de mode se répandent.

Les réseaux sociaux successifs se sont tous imposés sur ce principe. Une fois atteint ce seuil de 10 à 20% de présence sur un réseau, c’est (presque) tout le groupe qui bascule et se crée un compte.

Définitivement, les comportements sociaux humains ont un fonctionnement non linéaire.
C’est une bonne nouvelle !

Les comportements vertueux peuvent également « faire école » à partir du moment où le point de bascule est atteint.

En France, la chute de la consommation du tabac et de l’alcool depuis les années 1970 est en partie liée au franchissement de ce seuil en terme d’image et de santé publique. Le tri sélectif des déchets s’est également imposé en quelques années. Peut-être que le  covoiturage, l’utilisation des transports en commun ou des modes de déplacement doux suivront le même chemin.

D’autres changements de comportement vis-à-vis de notre empreinte carbone semblent plus difficile à atteindre pour le moment comme le renoncement à prendre l’avion ou à manger de la viande quotidiennement. Toutefois, nous sommes peut-être tout proches du point de bascule et nous ne le savons pas encore !

Chaque pas en avant nous rapproche du but. Le prochain d’entre nous qui s’engagera dans une action en faveur du climat sera peut-être celui qui manquait pour que tout change.

Article publié sous Licence Creative Common

CC-BY-NC-SA - Christophe RAVEL - juin 2023




L'équation de Kaya
Contrainte carbone et mode de vie