Jeudi 8 juin 2023,
L’été arrive et avec lui une chaleur pour le moment bien agréable. Mais si on regarde de plus près les normales saisonnières, nous avons eu en janvier 2023 +2,5°C, en février +1,9°C, en mars +1,5°C, en avril -0,3°C et en mai +1,3°C (station MétéoFrance du lycée Granvelle - Dannemarie-sur-Crête).
2023 semble à nouveau partir sur des bases élevées niveau température. Petit rappel de l’évolution de la température moyenne annuelle de la station de Dannemarie :
Voici un outil pour repenser notre façon d’aborder les années qui viennent :
L’équation de Kaya
L’équation de Kaya relie les émissions anthropiques* de dioxyde de carbone (CO2) à des paramètres d’ordre démographique, économique et énergétique.
* anthropique = d’origine humaine
Elle a été élaborée par l’économiste japonais Yoichi Kaya en 1993. Selon Kaya, le niveau total d’émission peut s’exprimer comme le produit de quatre facteurs :
la population,
le PIB par habitant,
l’intensité énergétique et le contenu en CO2 de l’énergie consommée.
Cette relation est utilisée pour analyser ou simuler l’évolution des émissions mondiales de CO2 dans le cadre des politiques de lutte contre le réchauffement climatique.
Avec :
CO2 : Quantité de dioxyde de carbone générée par les sociétés humaines
POP : Population mondiale
PIB : Produit Intérieur Brut mondial
E : Énergie primaire (disponible dans la nature) consommée par les sociétés humaines
Passons en revue les différents termes de cette relation :
La population :
Ce sont les démographes qui sont en charge de l’étude de cette question. Les éléments qui pilotent la population mondiale sont la natalité, la mortalité ainsi que l’espérance de vie. Chacun comprend assez facilement que s’il y a plus de naissances que de décès la population augmente. Un allongement de l’espérance de vie conduit par ailleurs inéluctablement à cette situation par le fait qu’il repousse dans le temps les décès.
Les démographes proposent différents scénarios d’évolution de la population mondiale à venir. Parmi les différents scénarios retenus par l’ONU, la variante basse prévoit un maximum d’environ 9 milliards d’habitants en 2050. A ce jour, l’ONU estime que la population a atteint 8 milliards le 15 novembre 2022. Cela représente une augmentation de 12,5 % (soit une multiplication par 1,125). C’est autant de consommateurs d’énergie supplémentaires.
Évolution des différents paramètres de 1960 à 2016 : CC-BY-SA - Our World in Data - 2016
Le PIB par habitant :
C’est le domaine des économistes. Plus ce rapport est grand, plus un pays est prospère. En d’autres termes, il traduit le niveau de vie moyen des habitants d’un pays. A titre indicatif, en 2021, il valait 45.028 $ en France (23e rang), 131.302 $ au Luxembourg (1er rang), 93.515 $ en Suisse (3e rang), 69.375 $ aux États-Unis (5e rang), 11.891 $ en Chine (64e rang) et 230 $ au Soudan du Sud (196e rang).
La théorie dominante actuelle sur laquelle la majorité des dirigeants s’appuient pour orienter leur politique est la théorie de la croissance. Et pour cause, au sortir de la seconde guerre mondiale, la forte croissance économique des trente glorieuses s’est traduite par une amélioration spectaculaire du niveau de vie. Cette croissance a permis à deux générations successives d’imaginer que ses enfants vivraient mieux qu’elles-mêmes.
Problème, Gaël Giraud et Zeynep Kahraman ont montré que le PIB est fortement dépendant de l’énergie : l’élasticité du PIB à l’énergie est de 60% à 70%, c’est-à-dire qu’une baisse de 10% de la quantité d’énergie disponible dans une économie donnée entraîne une baisse de 6% à 7% du PIB. Pour ces auteurs, c’est bien l’utilisation d’énergie qui entraîne la croissance, et non l’inverse.
Nous sommes donc face à une situation inédite : comment poursuivre une croissance économique dans un contexte de difficulté d’accès à l’énergie voir à un renoncement à l’utilisation des ressources fossiles fortement émettrices de CO2 ?
L’intensité énergétique du PIB :
C’est un des domaines de l’ingénieur. Pour le dire simplement, comment produire un maximum d’énergie avec 1 € dépensé ? Ou encore, quelle est l’énergie la moins chère ? Malheureusement, quand un pays dispose de ces ressources, le pétrole et le charbon remplissent parfaitement ce critère. Ce n’est pas un hasard si la croissance économique a démarré à l’ère industrielle avec l’exploitation du charbon puis du pétrole. Cela illustre parfaitement la notion d’élasticité établit par Gaël Giraud et Zeynep Kahraman.
Nous sommes toutefois face à un plafonnement de production du pétrole (et du gaz) qui diminuera à terme, que l’on y renonce ou non et le charbon encore abondant sur Terre a la fâcheuse conséquence d’être à la fois un gros émetteur de CO2, mais également très polluant lors de sa combustion (phénomène de smog : particules fines en suspension dans l’air). Il nous reste le nucléaire, l’hydraulique, l’éolien et le solaire avec tous les débats et controverses que cela suscite en France.
L’intensité carbone de l’énergie :
C’est à nouveau un des domaines de l’ingénieur. La référence n’est plus économique mais la production de CO2 associée à une unité d’énergie (kilowatt-heure). A ce stade, on devine que le nucléaire, l’hydraulique, l’éolien et le solaire seront mieux placés, ce qui est vrai. Mais attention à l’empreinte carbone (émissions de CO2) cachée. En effet, la fabrication de ces installations est émettrice de CO2 par l’intermédiaire de l’extraction de la ressource, de son transport et de sa transformation. Et l’ingénieur préciserait que cette empreinte carbone est à amortir sur la durée d’utilisation de l’infrastructure. A titre indicatif, un panneau photovoltaïque fonctionne 30 ans, une centrale nucléaire semble pouvoir être exploitée 60 ans avec une maintenance rigoureuse et un barrage hydraulique est une construction conçue pour une durée de 100 ans. Pas facile pour un citoyen d’y voir clair et d’identifier, de façon éclairée, quels sont les choix à faire pour l’avenir.
Et maintenant ?
Il est temps d’appliquer la contrainte d’une division par 2 de la production de CO2. En effet, les travaux du GIEC ont exploré plusieurs scénarios. L’option la plus optimiste conduisant à un réchauffement planétaire moyen de +1,5°C impose une division par 2 (réduction de 50%) d’ici 2030.
Une option plus réaliste envisage une division par 2 d’ici 2040 conduisant à une augmentation de +2,0°C. Dans le 1er cas, le délai à l’objectif est de 7 ans, dans le second de 17 ans.
Cet article ne cherche pas répondre à la question du comment atteindre cet objectif, mais plutôt d’essayer d’imaginer les conditions d’un monde avec -50% d’émissions de CO2. C’est là que la relation de Kaya peut nous aider…
Nous avons donc 4 leviers :
la démographie,
le modèle économique,
le choix technico-économique,
l’innovation technologique.
Commençons par l’aspect démographique, à l’horizon 2030/2040. Dans l’état actuel de la situation, la population mondiale devrait être comprise entre 8 et 9 milliards. Poussons volontairement le bouchon un peu (trop) loin : sur un délai aussi court, il est inenvisageable que 196 pays se mettent d’accord pour mettre en place une politique de réduction drastique de la natalité et un arrêt des soins aux personnes âgées 😱 pour atteindre une réduction rapide de la population mondiale !
Notre principale exemple de politique de modération de la natalité à grande échelle est la Chine avec la politique de l’enfant unique. Les conséquences connues aujourd’hui sont à la fois une population vieillissante dont la prise en charge de ses aînés va être délicate, mais également un ratio femmes / hommes anormalement bas, conséquence d’infanticides de filles à la naissance, les couples préférant avoir un garçon.
Cerise sur le gâteau, tous ces garçons ne trouvant pas à se marier, faute de femmes en nombre suffisant, des trafiquants de femmes les kidnappent dans les pays voisins pour les vendre en Chine (voir le trafic des épouses https://www.humanium.org/).
Pour la suite de notre exploration, nous mettrons donc de côté le levier de la démographie et ferons l’hypothèse que la population mondiale dans 17 ans sera de l’ordre de 8,5 milliards soit +6,25%. Conséquence immédiate : les 3 autres leviers doivent être réduits de 53% au lieu des 50% à population constante.
Les 3 leviers disponibles reposent donc sur le choix de la politique économique d’un côté et sur la compétence et la créativité des ingénieurs de l’autre. Explorons les deux scénarios limites.
Scénario 1 :
Pour paraphraser George Bush père en 1992 (George H.W Bush à ses pairs en 1992 au Sommet de la Terre à Rio), estimant que rien ne ferait renoncer son gouvernement à défendre l’American way of life :
Notre mode de vie n’est pas négociable. Un point c’est tout.
Autrement dit, la croissance économique du PIB est sacrée. Prenons pour la démonstration une croissance à 2% par an depuis 2019. Dans ces conditions, en 2030, le PIB aurait augmenté de 24% et en 2040 de 52%.
Pour compenser, les ingénieurs vont avoir du boulot ! En effet, ils devraient permettre une amélioration de 62% de l’efficacité (intensité énergétique et intensité carbone) en 2030 (scénario +1,5°C) ou de 69% en 2040 (scénario +2,0°C).
Est-ce réaliste ?
Les ingénieurs maintiennent leurs gains d’efficacité dans la continuité de la période de 1960 à 2016 ;
Scénario +2,0°C en 2040 : ils doivent passer d’une amélioration de l’efficacité annuelle de 1,34% à 6,7%
Scénario +1,5°C en 2030 : ils doivent passer d’une amélioration de l’efficacité annuelle de 1,34% à 12,9%
Pour atteindre les objectifs des 2 scénarios, il est nécessaire de passer par une rupture technologique beaucoup plus rapide et efficace que l’arrivée du nucléaire, de l’hydraulique, du solaire et de l’éolien. Il existe bien la piste de la séquestration du CO2 dans le sous-sol, mais cette technologie, appliquée à l’échelle mondiale, n’est pas prête et ne le sera pas, d’ici 7 ou 17 ans à une échelle suffisante.
Conclusion : scénario pas très réaliste
Scénario 2 :
Prenons le contrepied du scénario 1 et considérons que les ingénieurs vont poursuivre les gains d’efficacité dans la continuité de la période 1960 - 2016, soit un gain de 1,34% annuel en moyenne.
Sur la période 2019 - 2030, cela représente un gain de 13,8% (x 0,862) et sur la période 2019 - 2040, cela représente un gain de 24,7% (x 0,753).
L’objectif Réduction de 50% des émissions de CO2 associé à l’augmentation de la population mondiale nécessite une réduction de 53% portée par les ingénieurs et la politique économique. Nous venons d’exposer la part des ingénieurs, il reste donc à constater les conséquences sur la politique économique :
Scénario +1,5 °C en 2030 :
part des ingénieurs : réduction de 13,8% ;
part économique nécessaire : réduction de 45,5%.
Scénario +2,0 °C en 2040 :
part des ingénieurs réduction de 24,7% ;
part économique nécessaire réduction de 37,6%.
Rappelons ici que nous parlons du PIB par habitant, c’est-à-dire de notre niveau de vie. Donc pour être le plus clair possible, notre budget servant à payer des biens et des services doit :
être quasiment divisé par 2 pour espérer ne pas dépasser +1,5°C d’augmentation de la température moyenne planétaire d’ici 2030 ;
être réduit d’un gros tiers pour espérer ne pas dépasser +2,0°C d’augmentation de la température moyenne planétaire d’ici 2040.
Que vous soyez sous le choc à cette étape de notre raisonnement est normal, voir souhaitable. C’est la manifestation de votre prise de conscience du défi qui nous attend tous et toutes.
Consacrer 2 fois moins d’argent pour se chauffer, 2 fois moins d’achats de biens neufs, 2 fois moins de dépenses pour se déplacer…
C’est toute notre vie qu’il faut repenser dès aujourd’hui.
Epilogue
Cet article est une adaptation de la conférence intitulée "Gérer la contrainte carbone, un jeu d’enfant ?" de Jean-Marc Jancovici, à l’ENS de Paris le 9/2/2012*, il y a donc plus de 10 ans. Y a-t-il eu des changements depuis ? Malheureusement pas réellement si ce n’est une prise de conscience des citoyen·ne·s qui avance. La raison est probablement à chercher du côté de la multiplication des conséquences du dérèglement climatique.
*Conférence disponible en replay : https://www.youtube.com/watch?v=KV33L5p7Zg8
Nos deux scénarios sous forme graphique :
Scenario 1 :
Scenario 2 :
Petit rappel mathématique : Les pourcentages ne s’ajoutent pas !
Exemple : un article de 100 € est soldé à 50%. Cela porte son prix à 50 €.
Au moment de passer en caisse, vous bénéficiez de 50% de réduction supplémentaire soit 50% de 50 €. Vous devez donc payer 25 €.
Conclusion : Appliquer 2 fois 50% de réduction revient à une réduction totale de 75% et non de 50% + 50% = 100% de réduction (ce qui rendrait votre article gratuit !).
La relation de Kaya est discutée car les 4 leviers ne sont pas totalement indépendants. Nous pouvons mettre cela à notre profit, c’est une bonne nouvelle.
En effet, si l’on prend le cas des déplacements, imaginons que l’on se sépare de sa voiture pour utiliser son vélo et/ou l’ensemble des transports collectifs. Cela ne nécessite aucune innovation technologique et cela est moins onéreux. C’est donc à la fois une amélioration de l’empreinte carbone d’un point de vue technologique, mais c’est également compatible avec une baisse du niveau de vie. Autre avantage considérable, cela peut être mis en pratique dès aujourd’hui.
Quelques pistes :
Réduire sa consommation de biens, remplacer l’achat de biens neufs par l’achat de biens d’occasion, réparer plutôt que remplacer, grouper ses déplacements… le bon sens est de mise.
Sans aller jusqu’à l’abandon total de sa voiture individuelle, si toutes les personnes qui voyagent seules dans leur véhicule covoituraient à deux, le gain d’efficacité énergétique pourrait être amélioré de 50% approximativement pour chacun des deux (compatible avec le scénario +1,5°C en 2030 !).
Il va de soi que, si chaque citoyen fait sa part, la collectivité devra suivre. En effet, toujours dans le domaine des transports, ce sont les collectivités qui structurent l’offre de transports en commun. Un gros travail de développement de ceux-ci serait nécessaire pour rendre la transition effective et efficace.
Pour avancer sur cette problématique, voici ce qu’il est possible de faire :
Passer en revue vos postes de dépenses ;
Faire la part des choses entre l’indispensable, le non-indispensable mais néanmoins bénéfique pour votre bien-être et le superflu ;
Avec cette dichotomie, le superflu est déjà identifié comme évitable…
Le non-indispensable ? Posez-vous la question du besoin qu’il vient remplir. Ce besoin peut-il être satisfait d’une autre façon moins impactante ?
L’indispensable ? Comment réduire son empreinte carbone ? C’est sur ce point que le collectif peut nous faire avancer ;
Mais il reste la question épineuse de l’habitat : du neuf ou de l’ancien ? Quels matériaux de construction utiliser ? Quel objectif de performance de l’isolation ? Faut-il se protéger uniquement du froid ou faut-il également une isolation qui protège des chaleurs estivales ? Quel mode de chauffage ? ou Est-il possible de se passer d’un chauffage (maison passive*) ? Vaut-il mieux une maison passive loin de son lieux de travail ou une maison ancienne proche de son lieu de travail ?
* https://www.construiresamaison.com/ : La maison passive : une maison sans chauffage
Revenir à l’essentiel :
Le 27 février 2023, Robert J. Waldinger donnait une interview à BBC News au sujet de ses travaux. Chercheur et Professeur à l’École de médecine de l’Université Harvard, il s’est fait connaître pour sa participation à la plus longue enquête menée sur le bonheur. Débutée en 1938 sur 700 adolescents, l’étude les a suivis tout au long de leur vie, contrôlant périodiquement leurs joies et leurs difficultés, leur état physique, mental et émotionnel.
Ce qui ressort de cette étude, c’est l’effet bénéfique pour un individu d’être bien entouré. Nous sommes des animaux sociaux, nous avons besoin de relations interpersonnelles de qualité pour limiter les effets du stress que génère l’existence. Tablons donc sur le collectif pour aborder cette période tumultueuse de notre histoire.
Finalement, cette étude investit, avec l’approche méthodologique rigoureuse de la science, par des questionnaires et des bilans de santé, la question socratique : « qu’est-ce qu’une vie bonne ? Comment faut-il vivre ? »
En France, pays des Lumières, nous avons une histoire et une culture qui peut nous aider à prendre le recul nécessaire pour surmonter ce qui peut apparaître comme une épreuve.
« J’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de la vaincre. »
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté
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