Le syndrome "Don't look up"
Le film du même nom décrit la désespérance de scientifiques incapables de faire prendre conscience aux décideurs de l'urgence de la situation (arrivée d'une météorite gigantesque dans le film) et de la nécessité de prendre des décisions radicales.
Il s'agit bien de la situation du réchauffement climatique qui est évoqué avec un humour grinçant.
Voilà maintenant un peu plus de deux ans que j'écris des articles de sensibilisation dans le cadre du Club Climat et dans la revue municipale. Mon engagement sincère m'expose, à ce jour, à une forme de découragement - l'usure sans doute - je suis atteint du syndrome Don't look up.
Il m'est venu l'envie d'écrire différemment pour conjurer le découragement. C'est donc sans prétention et avec naïveté que je partage ce texte allégorique. Il touchera peut-être d'autres lecteurs que les habitués.
Bonne lecture
"Les premières lueurs du jour mettent un terme à cette deuxième nuit éprouvante. Une odeur de plastique mêlée à l’air iodé, la bouche sèche, l’estomac vide, Brindille émerge d’un état se semi-conscience. Deux jours déjà que cet équipage de fortune est ballotté sur les flots au gré des courants.
Comment en sont-ils arrivés là ? Brindille fait des efforts pour retrouver un peu de lucidité après cette nuit difficile. Des images lui reviennent : la nuit noire, des cris de panique, Cap’taine qui prend la décision de quitter le navire en urgence et de prendre le minimum d’affaires.
Les six passagers prennent place dans le canot de sauvetage et assistent, impuissants, aux derniers instants de l’embarcation qui les menait, jusque-là, à destination.
Personne ne se connaissait avant d’embarquer sur le Gaïa. Les motivations de chacun pour entreprendre cette traversée restent inconnues de la plupart d’entre eux. On imagine aisément des raisons professionnelles, une visite à la famille, un voyage à la découverte de nouvelles contrées, une fuite en avant pour échapper à un quotidien difficile …
Jusque-là, la mer est restée clémente, la frêle embarcation maintient tous ses occupants en sécurité. Mais à l’aube de ce troisième jour, Cap’taine est soucieux. La couleur du ciel d’un rose sur-réaliste ne présage rien de bon. Sa responsabilité de capitaine lui impose de prendre les mesures nécessaires à la survie de cet équipée hétéroclite.
Par bonté d’âme, Cap’taine avait accepté un sixième passager sur son navire prévu pour cinq. Il faut dire que Quercus, 75 ans, l’avait attendri ; après tout, il n’était jamais rien arrivé en 30 ans de traversées. Seulement, à six dans un canot de sauvetage prévu pour cinq, il était évident que la surcharge compromettait leurs chances de résister au grain à venir, d’autant plus que les premiers signes n’étaient pas rassurants.
Cap’taine fait un rapide état des lieux des affaires de chacun. La seule façon d’augmenter leurs chances de survie passait par une réduction du poids de l’embarcation.
Pavor voyait bien ce qui se passait, il devenait évident que chacun allait devoir coopérer et faire des concessions pour espérer voir le soleil se lever à nouveau. Leur avenir à tous était devenu incertain. Cap’taine finit par prendre la parole et faire aussi clairement que possible la revue de leur situation et les options qui s’offraient à eux.
Tous restèrent interloqué lorsque Luciole éclata de rire et s’exclama :
« Vous rigolez ! C’est pas trois gouttes qui vont nous tuer ! Il est hors de question que je me débarrasse de mes affaires. »
Pavor bondit.
« Comment peux-tu dire cela ! Les faits-divers regorgent d’histoires de morts qui ont refusé de voir le danger par pur déni ! »
Il n’avait échappé à personne que l’un des passagers était resté silencieux jusque-là. Muet comme une carpe. Entre ses pieds, un sac lourdement chargé. D’un simple regard, Koï n’avait laissé aucun doute sur ses intentions. Le sac ne passerait pas par dessus bord. Peu importe l’intérêt général.
A l’exception de Koï, chacun avait pris la parole pour partager sa vision de ce qu’il convenait de faire. Cap’taine avait joué son rôle, les faits étaient énoncés et les risques identifiés.
Brindille n’avait rien, son avenir reposait sur la décision de ses acolytes. Cap’taine montra l’exemple en se délestant de tout ce qui lui restait, suivit par Pavor qui implorait ceux qui le pouvaient de les imiter.
Chaque minute qui passait les rapprochait du moment fatidique. Le silence s’était installé laissant chacun face à sa conscience.
Quercus ne se séparait jamais d’une statuette en bronze, seul objet ayant appartenu à Ilex. Quarante ans de vie commune les avaient uni, comment envisager de ce séparer d’un objet d’une telle valeur.
Les premières gouttes se firent sentir, comme un signal du péril imminent. La tension était palpable. Chacun redoutait les heures à venir. Enfin chacun, sauf bien sûr Luciole, bouche grande ouverte pour profiter de la moindre goutte pour tenter d’étancher sa soif. Sa position allait au-delà de l’insouciance, cette pluie était une aubaine dont on pouvait se délecter.
La suite des événements se jouerait entre une décision tardive des derniers à pouvoir encore faire quelque chose et la croyance en sa bonne étoile. Tous ne vivaient pas le moment de la même façon, mais leurs destins étaient intimement liés. La décision d’un seul pouvait faire basculer le destin de tous.
La luminosité ne cessait de baisser, le tonnerre grondait.
Une seule question se posait encore : verraient-ils le soleil se lever ?"
Définitions :
Une personne se trouve dans un dilemme éthique si elle se trouve sous plusieurs obligations morales conflictuelles et qu'aucune obligation ne l'emporte sur les autres.
Un conflit d’intérêts apparaît en particulier quand un individu ou une organisation doit gérer plusieurs liens d’intérêts qui s’opposent, dont au moins un est susceptible de corrompre la motivation à agir sur les autres.
En d’autres termes, le sac de Koï contient-il des vaccins susceptibles de sauver des dizaines de personnes, auxquels cas mettre six vies dans la balance peut être un dilemme éthique, ou contient-il tout autre chose dont il serait le seul bénéficiaire faisant de son choix un conflit d’intérêts façon quitte ou double ?
Ce récit se veut être une allégorie de la situation dans laquelle l’humanité se trouve face au dérèglement climatique. Que ce soit les organisations humaines ou les individus, la question du dilemme éthique et du conflit d’intérêts n’est jamais très loin.
Qui voulons-nous être ?
Les faits sont têtus, plus la quantité de CO2 atmosphérique augmente, plus le climat devient instable. Cette instabilité étant accompagnée d’épisodes extrêmes, chaleur, vents violents, pluies diluviennes, incendies gigantesques, inondations, sécheresses…
De la même façon, moins nous sommes prêts à consacrer d’argent ou de temps à notre alimentation, plus nous fragilisons notre santé, plus nous maltraitons la nature pour produire ce que nous mangeons.
Fort heureusement, nous sommes plus souvent dans le cas du conflit d’intérêts que dans le cas du dilemme éthique. Le dilemme éthique ne permet pas de hiérarchisation objective : une illustration souvent mobilisée est le cas d’un parent qui serait amené à choisir l’un de ses deux enfants, ne pouvant sauvez les deux.
Le conflit d’intérêt permet la hiérarchisation des options : je peux bien arriver en retard au travail pour porter assistance à une personne en détresse.
Alors qui voulons nous être et quelles valeurs donnons-nous à nos semblables ?
A l’image du canot trop chargé que les vagues pourraient remplir d’eau conduisant à son naufrage, nous sommes tous et toutes des passagers d’un vaisseau spatial, la Terre, évoluant au sein d’une immensité inhospitalière, l’espace. Notre intérêt est de préserver cette oasis de vie dans le meilleure état possible. Chacun à son rôle à jouer.
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